Nicolas Dufourcq, le hussard de l’investissement
Selon un rapport 2017 de CB Insights, vous soutenez 186 start-up, faisant de Bpifrance le fonds souverain le plus dynamique dans le monde en la matière. Comment l’expliquez-vous ?
C’est la conséquence directe d’un choix stratégique fait lors de la création de la banque : celui de loger une grande banque d’investissement et de financement d’innovations dans un fonds souverain ; cela nous permet d’investir le produit d’un important portefeuille d’entreprises, notamment cotées, du fonds souverain dans le financement de l’innovation.
Autre raison à ce dynamisme, le déploiement du programme d’investissements d’avenir. Ce légitime objet de fierté française créé il y a huit ans en est à sa troisième génération et permet d’investir 50 milliards d’euros dans ce qui fait l’avenir du pays. Sur ce montant, quelques milliards ont été confiés en gestion à Bpifrance et nous les distribuons à des milliers de start-up et d’entreprises innovantes chaque année.
Fin 2015, pour donner une image de votre activité, vous expliquiez que vous vouliez planter des bonsaïs pour en faire des baobabs…
Nous sommes en effet obsédés par cela et nous commençons à avoir quelques résultats. Nous recherchons constamment l’équation pour aider les PME à devenir des ETI (entreprises de taille intermédiaire, NDLR) solides, capables de se projeter à l’international, mondiales dans leur tête.
Nous avons commencé par ratisser la France, nous sommes partis à la rencontre des entrepreneurs. Un chargé d’affaires de Bpifrance est constamment sur la route, il doit rencontrer entre 120 et 140 entrepreneurs par an ; il va chez eux, il travaille avec eux. Cela nous permet de les financer en equity, en dette, etc., mais aussi de développer une réelle intimité avec eux.
En 2015, nous nous sommes dit : « L’économie est comme le sport », soit nous nous donnons les moyens d’être compétitifs aux jeux Olympiques, soit nous nous fixons comme objectif d’avoir un niveau régional. Parce que nous pensons que la France vise une victoire aux JO, nous nous sommes attaqués au chantier de l’accompagnement. Et, pour être au meilleur niveau, il faut se préparer, s’entraîner, être aguerri et cela se travaille avec de l’accompagnement individualisé. Au printemps 2015, nous avons donc créé des accélérateurs pour les PME les plus dynamiques, ce sont un peu comme des centres d’entraînement pour les athlètes. Il s’agit de promotions de 60 entreprises que nous suivons sur deux ans. Les résultats sont là : sur les 60 PME de la première promotion, 20 sont devenues des ETI ! Nous lancerons le 6 mars la troisième promotion.
Et pour les ETI ?
Nous avons aussi créé un accélérateur pour les ETI. Quand le patron y entre, il fait son “coming out” : il assume qu’il veut doubler de taille et s’y engage. Nous l’aidons alors à élargir sa vision, nous le tirons vers le haut en quelque sorte, mais avec sa propre énergie que nous ne faisons en fait que révéler.
Chaque dirigeant a un parrain de haut niveau, tels Augustin de Romanet, Stéphane Israël, Gilles Michel, Michel Rollier, Jacques Aschenbroich, Philippe Varin. Ce mentor passe d’abord en revue sa stratégie et pioche dans un “menu” de modules de conseils proposés par Bpifrance (stratégie, développement international, marketing, gouvernance, croissance externe…).
Ces patrons d’ETI, regroupés en promotion, ce qui leur donne la possibilité de se mesurer entre eux, suivent des séminaires de formation dans les écoles de commerce. Nous les emmenons aussi à l’étranger : Las Vegas, Shenzhen, en Afrique… Parce que le ciel au-dessus de leur tête est devenu soudainement immense, ils ont envie de faire de grandes choses plus tôt. La contagion de l’ambition est pour nous fondamentale.
Les patrons français ont-ils le moral ?
Notre spectre d’intervention couvre l’économie française, de la TPE (très petite entreprise, NDLR) aux grands groupes. Bpifrance finance 6 000 entreprises en crédits d’investissement par an et 6 000 en aides à l’innovation, prêts et avances remboursables, dont 4 000 start-up et 2 000 PME et ETI. Chaque année, Bpifrance réalise des investissements directs dans plus de 180 entreprises dont une cinquantaine de start-up. Sur cet échantillon, oui, je constate qu’aujourd’hui nos clients ont la pêche ! Cela dit, nous n’avons que peu de contacts directs avec le million de TPE : nous les finançons indirectement en garantissant leurs crédits bancaires.
Tous l’ont-ils ?
Personnellement, je pense que les patrons de TPE sont plutôt en moyenne découragés face à la complexité économique du monde contemporain.
Lorsque je suis arrivé, en 2012-2013, le moral des chefs d’entreprise était au plus bas, c’était désolant. C’est aussi pour cette raison que j’ai accepté cette mission. Cette désespérance finissait presque par être révoltante : les entreprises n’investissaient plus, il y avait un désengagement des patrons, dû à ce qu’ils percevaient comme un manque de considération. Aujourd’hui, l’économie va mieux : quand la croissance passe de 0 à 1,3 ou 1,4 %, cela change la donne pour beaucoup de gens. Je pense que Bpifrance a joué son rôle : de 2013 à 2016, nos équipes ont fait du porte-à-porte auprès de milliers d’entrepreneurs. Chaque année, nous avons vu physiquement 70 000 chefs d’entreprise via une cinquantaine de meetings : vous avez devant vous des gens un peu fatigués ! Bpifrance, c’est la banque de la niaque ; nous avons quatre valeurs : la volonté, l’optimisme, la proximité et la simplicité. Conséquence : l’investissement est reparti.
Je voudrais ajouter que l’investissement dans l’entreprise est encore fondamentalement lié à l’idée que l’on se fait de soi, de la France, de notre place dans le monde, de notre devoir vis-à-vis de nos enfants, etc. Un entrepreneur qui n’investit pas considère que la France est cuite et que ce n’est pas si grave si ses enfants partent à l’étranger. Cette idée nous révolte : il n’y a pas de raison qu’il y ait plus de niaque dans les autres pays qu’en France. Les banques sont revenues sur le marché, les taux d’intérêt n’ont jamais été aussi bas, les infrastructures sont là, les enfants sont formés… Il n’y a donc plus qu’à y aller !
Que représente l’industrie dans ces investissements ?
Environ un quart de nos engagements, soit le double des 13 % du PIB que représente l’industrie en France. L’industrie commence à panser ses plaies après avoir énormément reculé en absorbant les chocs chinois et allemand. Le transfert massif de l’usine du monde vers la Chine et l’Allemagne a impacté notre pays. Les entreprises qui sont toujours là sont celles qui se sont remises à investir et qui sont dans une logique de projection vers le futur.
Que faudrait-il faire pour les patrons de TPE ?
Leur redonner un peu d’informel. C’est la phrase de Pompidou : il faut “foutre la paix aux Français”. Il faut une masse critique pour pouvoir comprendre et absorber toutes les normes. Quand vous êtes seul, quand vous êtes avec vos clients toute la journée et sur vos papiers toute la nuit, vous ne dormez plus. Vous n’avez pas les moyens d’être totalement compétent sur tout. Du coup, vous vous découragez. La TPE se sent écrasée. Depuis longtemps, Bpifrance sait s’occuper des PME et des ETI ; elle s’occupe également désormais des TPE. Nous avons lancé en septembre dernier un prêt de 50 000 euros sur cinq ans, sans garantie (sans hypothèque sur le patrimoine), ce qui permet au patron de TPE de se développer. Financé par les conseils régionaux, il a été lancé en Bretagne, en Île-de-France et il le sera bientôt dans les Pays de la Loire, en Auvergne-Rhône-Alpes, dans les Hauts-de-France…
Il est appelé à se généraliser. Le taux, bonifié grâce à l’argent confié par les régions, est de l’ordre de 1,5 %. Actuellement nous avons déjà distribué 200 prêts sans garantie aux TPE. C’est encore le début mais ça démarre bien.
Êtes-vous inquiet de la remontée récente des taux d’intérêt ?
Non, il est trop tôt pour l’être. Ce n’est pas une inquiétude pour les patrons. Le problème du coût de la dette devient réel quand on est au-dessus de 7-8 %.
Quels sont vos critères de sélection des entreprises que vous financez ?
Nous sommes des banquiers sérieux : nous sommes régulés par la BCE comme les plus grandes banques européennes ; elle est chez nous chaque semaine à contrôler notre politique de gestion du risque, nos outils d’aide à la décision, notre gouvernance…
Nous accordons 14 milliards d’euros de crédits par an aux TPE, PME et ETI, c’est-à-dire autant que les plus grandes banques françaises. Mais à la différence des grands réseaux bancaires, nous ne faisons que du credit corporate et uniquement aux entreprises. À 35 ans, un chargé d’affaires Bpifrance a fait plus de dossiers que la plupart de ses collègues bancaires à 50 ans, il a donc acquis énormément d’expérience. Il a une culture de “Daf (directeur administratif et fi nancier, NDLR) de PME”, ce que nous reconnaissons chez Bpifrance.
Nous avons aussi un outil d’aide à la décision, qui permet de quantifier le risque pris avec une entreprise en fonction d’indicateurs quantitatifs. Nous avons vingt-cinq ans de données stockés, ce qui nous permet de définir des algorithmes de risque. En 2016, le coût du risque bancaire sur les PME et les ETI françaises est extrêmement faible.
Trouvez-vous que la France a perdu en compétitivité ?
Le secteur des services est très compétitif à l’international. La France est un grand pays de services, de distribution. Dans l’industrie, nous avions perdu notre compétitivité coût mais nos clients disent que nous l’avons retrouvée grâce au pacte de compétitivité et au CICE. Nos clients industriels se plaignent surtout des normes, mais autant que les clients allemands. Néanmoins, il y a une énorme différence entre les pays du Nord et nous : la France est un État gendarme alors qu’eux, ce sont des États marchands !
Et au niveau de la qualité ?
Nous avons toujours des progrès à faire en termes de qualité ; elle doit être totale. Mais nous avons tellement parlé de l’industrie française en termes de déclin et de retrait que son image a été abîmée. Qui a en effet envie de travailler dans une PME industrielle française aujourd’hui ? Nous n’acceptons pas cela car il y a dans notre pays un tissu d’entreprises industrielles de qualité, avec de très bons produits qui marchent à l’international. Elles ne méritent pas cette réputation-là.
Avec le lancement de la French Tech en 2013, nous avons pris une initiative pour aider les start-up françaises. Ce mouvement a désormais un nom, une marque, une identité. Il faut maintenant faire la même chose avec l’industrie. C’est ce que nous allons appeler la “French Fab”. Il s’agit de l’usine 4.0, mais c’est aussi une véritable communauté qui repart à la conquête et qui mérite donc de la considération. Il faudra que, dans l’un des grands salons mondiaux de l’industrie, comme la Hannover Messe, la France puisse se projeter massivement et impressionner.
Qu’attendez-vous du prochain gouvernement ?
De la stabilité, par pitié !
Et que vous inspirent les programmes économiques des différents candidats ?
Je constate d’énormes progrès ! Déjà parce que “entrepreneur” n’est plus un gros mot. Il y a encore quelques années, quand on disait “entrepreneur”, on comprenait “entrepreneur en bâtiment”… La France est devenue bien plus probusiness qu’auparavant.
Expliquez-nous les raisons de votre prochaine entrée au conseil d’administration d’Orange…
Quand j’ai été nommé directeur général de Bpifrance, en février 2013, j’ai décidé de n’accepter aucun siège dans un conseil d’administration, préférant me consacrer pleinement à la construction de la banque. À l’époque, j’avais confié cette responsabilité chez Orange à Jean-Yves Gilet, le patron de l’ex-FSI, devenu l’une des divisions de la banque.
J’ai accepté ma première place dans un conseil d’administration au printemps 2015, chez STMicroelectronics. Actuellement, nous sommes en rythme de croisière et je peux donc remplacer à ce poste Jean-Yves Gilet, qui a quitté l’entreprise. C’est normal, car il s’agit de très loin de la première participation de Bpifrance : Orange représente le quart de nos fonds propres ; nous y avons immobilisé 4 milliards d’euros. J’ai d’ailleurs rencontré récemment Stéphane Richard (président-directeur général d’Orange, NDLR) : il est content que, pour la première fois depuis très longtemps, la sphère publique soit représentée par un patron.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune ?
Là où les gens prennent peu de risques, si tu en prends un peu, tu gagnes. La France n’est pas un coupe-gorge, c’est un pays sécurisé, il faut prendre des risques et les prendre jeune !
LE CHIFFRE 24,4
C’est, en milliards d’euros, le montant injecté dans l’économie par Bpifrance en 2016. Elle a apporté l’année dernière 74 000 financements et accompagné 5 500 entreprises.
Auteurs : Marie de Greef-Madelin ; Frédéric Paya ; Agnès Pinard Legry